Kenneth Tran
Le réveil a sonné à 7h pile. Après être sorti à moitié endormi de sa chambre, Thomas s’est dirigé vers la salle de bain au bout du couloir. En chemin, il a remarqué que la porte de la chambre de son petit frère, Victor, était ouverte, signalant que ce dernier s’était levé plus tôt et était probablement déjà dans la salle à manger, en bas.
Sorti de la salle de bain, Thomas est descendu au rez-de-chaussée. Victor était assis à table, sur sa chaise préférée, orientée vers le mur de façon à ce que son dos soit tourné vers la porte. Malgré ses 23 ans, il était si petit et maigre qu’il ressemblait plus à un garçon de 15 ans qu’à un homme qui avait d’obtenir sa licence en biologie l’année précédente. Il avait même fait des demandes d’inscription à la fac de médecine, mais après des rejets écrasants, il était retenté à la maison un an plus tard.
Les deux frères ne se ressemblaient pas du tout : Thomas était costaud, bronzé, avec des cheveux lisses, alors que Victor était petit, pâle, avec des cheveux bouclés.
- T’as préparé le p’tit-déj’, Thomas a dit d’un air incrédule. Victor a failli sursauter et s’est retourné pour rendre un faible sourire à son frère.
- C’est si surprenant ? Victor a répondu avec un rire gêné.
- Tu cuisines jamais.
- Je me sens généreux aujourd’hui.
Thomas a remarqué que son frère semblait mal à l’aise. Il s’est assis devant son frère et a vu que la chaise à côté de lui n’avait pas été utilisée depuis un moment.
- P’pa est déjà sorti ? Thomas a demandé sans surprise. Victor a simplement hoché la tête.
- Hier soir il est rentré à 4h du mat.
- Quel bon à rien.
Victor a froncé les sourcils.
- Dis pas ça. Il travaille dur pour nous.
Thomas ne comprenait pas la gentillesse de Victor envers tout le monde, même ceux qui, selon Thomas, ne le méritait pas. À la différence de son frère, Thomas avait beaucoup de rancune envers leur père qui était presque toujours absent.
Après le petit-déjeuner qui s’était passé en silence, Victor a annoncé qu’il allait travailler, il avait alors un emploi à temps partiel. Thomas était prêt à sortir quand il a reçu un message de son chef lui rappelant que le bureau était fermé toute la journée. Thomas a juré, agacé, mais a décidé de sortir quand même se promener, vu qu’il faisait beau.
Après 15 minutes de marche, Thomas est arrivé au pont de Brooklyn. Vivre à New York coûte cher, son emploi chez Google rapportait assez d’argent à sa famille, en plus des heures supplémentaires interminables que son père faisait.
Sur un coup de tête, Thomas a décidé de traverser le pont pour admirer le ciel bleu et la silhouette de Brooklyn au loin. Sa promenade tranquille a été interrompue par des cris forts et Thomas a aperçu la forme de quelqu’un debout sur la balustrade. Un orage d’émotions a traversé la tête de Thomas : d’abord la surprise, et puis l’horreur quand il a remarqué que cette personne était son frère Victor. Ses jambes ont démarré toutes seules, comme un moteur, mais il n’est pas arrivé à temps.
« Victor! » Thomas a crié, la voix cassée, en serrant la balustrade, et le monde est devenu silencieux pendant qu’il observait du haut du pont son frère tomber dans l’eau.
…
Thomas était allongé sur son lit, observant en silence le ventilateur du plafond qui tournait sans cesse. Il était 19h et Thomas avait à peine bougé un muscle toute la journée, sauf pour aller aux toilettes. Après avoir été témoin de la mort de Victor la veille, le monde de Thomas s’est complètement écroulé et il a perdu la motivation de faire même de petites tâches comme se brosser les dents. Son estomac a arrêté de lui envoyer des signaux de faim, ses cheveux sont devenus gras et sales, et des parties de son corps se sont engourdies. Malgré les milles de messages et d’appels manqués, Thomas n’a pas pris la peine de regarder son téléphone. En fait, il était tellement mal en point qu’il se fichait de le perdre.
À minuit, Thomas a enfin trouvé la force de faire quelque chose. Pourtant, il avait dû mal à se lever : il avait l’impression que son sang était comme du plomb. Il ne pouvait pas arrêter de penser à Victor. La scène au pont était tout ce à quoi Thomas pouvait penser, et il en avait la tête comme une pastèque. Il a maudit son sort, jurant qu’il aurait pu sauver son petit frère s’il l’avait atteint une seconde plus tôt. Quand Thomas était rentré à la maison ce soir-là, il avait éclaté en sanglots. Il avait pleuré jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus aucune larme, laissant au fond de son être une sensation permanente de désolation.
Descendu à la salle à manger, Thomas s’est assis devant la chaise préférée de Victor. En tourant la tête, il a vu la tasse de café à moitié bue de son père, du matin précédent. Thomas a su tout de suite que son père n’était pas rentré depuis une journée, même après la mort de Victor, et qu’il était probablement chez un de ses amis, complètement saoul.
Après avoir mangé ses nouilles instantanées, Thomas a enfin sorti son téléphone de sa poche. Pour éviter de remuer le couteau dans la plaie, il a ignoré les messages de son chef et ceux de tous ses amis lui présentant leurs condoléances. Les photos sur les réseaux sociaux des gens souriants qui profitaient de leur week-end giflaient le visage de Thomas, et après une courte réflexion, il a supprimé son compte Instagram et a jeté son téléphone sur la table.
Thomas s’est retrouvé dans la chambre de Victor en haut une minute plus tard, sans savoir pourquoi. La chambre de son frère était toujours beaucoup plus propre et plus organisée que la sienne : tous les vêtements et les livres de Victor étaient rangés à leur place et le lit était fait.
Sur le bureau de Victor, Thomas a remarqué qu’il n’y avait rien d’autre qu’une enveloppe blanche. Curieux, il l’a prise et a découvert une lettre dedans. Voyant que la lettre lui était destinée, le cœur de Thomas s’est serré.
Thomas a lu les premiers mots sur la feuille de papier : « Cher Thomas ». Tout de suite, il s’est rendu compte que c’était une lettre de suicide, sans avoir besoin d’y réfléchir plus. Mille couteaux ont transpercé son cœur, mais malgré toute la douleur qui venait de resurgie, il ne pouvait pas détourner les yeux, et s’est forcé à continuer à lire.
« Je suis désolé. Je peux pas continuer comme ça. Je suis un échec, un idiot qui réussira jamais, pas comme toi. Je sais que t’as dit que la fac de médecine allait sûrement m’accepter, je voulais le croire moi aussi... Mais c’est la deuxième fois qu’on me rejette, et j’en ai marre d’échouer tout le temps. Je suis désolé de t’avoir déçu. Je suis désolé pour tout. Je vous aime tellement, toi et papa. »
Ses yeux ont scruté la lettre de long en large. Il a relu la lettre une fois, deux fois, trois fois, jusqu’à en avoir presque mémorisé chaque mot. Un tourbillon d’émotions lui a traversé l’esprit : d’abord la confusion, puis la colère et enfin la tristesse. Pourtant, la seule chose à laquelle il pouvait penser était : pourquoi n’a-t-il pas pu voir les signaux avant ? Aux yeux de Thomas, Victor était tout à fait heureux. Finalement, il s’est avéré que Victor vivait un enfer à son insu et Thomas s’en mordait les doigts de ne pas avoir été là pour son frère.
Il est resté figé dans le silence tonitruant, tout seul dans la maison, pendant que ses larmes tachaient la lettre qu’il serrait devant lui.
Une semaine est passée et Thomas n’avait encore parlé à personne. Il a supprimé tous ses réseaux sociaux et a éteint les notifications, ignorant tous les messages des gens de plus en plus inquiets. N’ayant pas lu un seul message de quiconque, Thomas n’était pas au courant de ce que les autres disaient, et il s’en fichait carrément.
Au lieu d’aller au travail, Thomas dormait jusque tard dans l’après-midi et passait des nuits blanches. Tous les soirs, il buvait avec excès. Ivre, il chancelait dans les rues de New York jusqu’au pont de Brooklyn. Sans personne autour de lui, il regardait l’eau en bas et hurlait de toutes ses forces, avant d’éclater en sanglots.
Sa situation s’empirait chaque jour. Bientôt, il a arrêté de se doucher et il puait l’alcool en permanence. Un matin, pendant que Thomas était allongé sur son lit, la tête ailleurs, quelqu’un a frappé à la porte de sa chambre. Il a sursauté, effrayé, et avant qu’il prenne connaissance de ce qui se trouvait derrière la porte, une voix rauque a résonné.
« Thomas, il faut qu’on parle », a annoncé son père.
Thomas est resté figé sur son lit, bouche bée. C’était la première fois que son père lui adressait la parole depuis longtemps. Thomas ne savait pas comment répondre à l’homme, de l’autre côté de la porte.
La porte s’est ouverte brusquement, faisant sortir Thomas de sa transe. Il a aperçu un homme débraillé de moyenne taille avec une barbe hirsute et une bedaine irrécupérable. Une odeur de cigarettes a tout de suite pénétré la chambre et Thomas s’est retrouvé face à son père. Malgré sa propre saleté, en voyant son père tellement ébouriffé, il a tout de suite commencé à perdre son sang-froid.
- Tu veux quoi ? Thomas a dit d’un ton sec.
Le père de Thomas n’a pas répondu. Il continuait de rester là, debout, pendant que son fils le fixait d’un regard plein de haine, comme s’il était le Diable, matérialisé devant lui.
- Tu vas plus au travail, le père de Thomas a simplement commencé, tenant le téléphone de Thomas. Ton chef t’a appelé. T’es viré, comment on va payer…
- T’es sérieux là ? Thomas a interrompu, rouge de colère. Victor est mort et tu penses qu’à l’argent ?
- Ça, c’est pas important pour le moment ! Le père de Thomas a crié, frappant le mur. L’étagère à côté de lui a tremblé, et une photo encadrée de Thomas et Victor jeunes et souriants est tombée par terre, le verre se fracassant en entrant en collision avec le sol.
C’était la première fois que Thomas voyait son père montrer une émotion plus forte qu’un simple mécontentement lorsque son équipe préférée perdait un match. Le fils scrutait les yeux de son père pour essayer de repérer ne serait-ce que la moindre trace de chagrin, mais, hormis la colère brusque, celui-ci restait de marbre.
- Pas important, c’est ça ? Thomas a simplement répliqué en chuchotant, la voix soudainement basse comme celle d’un enfant. Ton fils est mort et c’est pas important.
Le père de Thomas a fixé son regard ailleurs, comme si le sujet le mettait extrêmement mal à l’aise.
- On en parlera plus tard.
- Incroyable, tu t’en fous de lui. Tu rentres jamais à la maison. T’aimes que sortir avec tes collègues.
Thomas s’est levé brusquement et a enjambé les vêtements sales par terre pour se diriger tout droit vers la porte, n’osant pas regarder son père dans les yeux.
Quinze minutes plus tard, Thomas s’est retrouvé au pont. La pleine lune éclairait toute la ville mais l’esprit de Thomas restait sombre. Sans bouger un muscle, il regardait l’eau en-dessous de lui. À ce moment-là, la nuit était paisible mais son cœur était en train de se briser en mille morceaux. Il était prêt à faire n’importe quoi pour se débarrasser de ce sentiment.
Après quelques heures, Thomas est de retourné chez lui. Toute la maison était couverte d’un silence glacial et, dans le noir, il s’est glissé jusqu’à la salle de bain à l’étage. Dans le placard derrière le miroir, Thomas a sorti les cachets qu’il s’était procurés la veille. Après une courte hésitation, il a pris sa décision.
…
Thomas s’est réveillé par terre, mais pas dans sa salle de bain. Il a plissé les yeux, essayant de voir dans le noir qui l’entourait. Désorienté, il s’est souvenu de ce qu’il avait voulu faire et ne comprenait pas pourquoi il était toujours en vie.
Soudain, il a entendu une porte s’ouvrir et il a remarqué une simple porte qui n’était pas là avant, au loin. Une lumière éblouissante a pénétré les lieux et une forme est passée par la porte et a commencé à s’approcher de Thomas, alors que celui-ci était figé sur place.
Quand la personne mystérieuse s’est approchée, Thomas s’est rendu compte qu’il la connaissait. Ses yeux se sont élargis et sa bouche a formé le mot toute seule :
- Maman ? Thomas a dit, la voix cassée, comme s’il était redevenu l’enfant de 6 ans qui pleurait à chaque fois que sa mère partait au travail.
- Salut, mon chéri. Ça fait longtemps, n’est-ce pas ? La mère de Thomas a répondu, la voix douce et apaisante.
Son apparence n’avait pas changé depuis sa mort. Malgré les années qui s’étaient écoulées, elle avait encore l’air jeune, avec les mêmes cheveux noirs et courts et le visage dépourvu de rides.
- Maman, Thomas a répété, cette fois avec des larmes qui coulaient. Tu m’as manqué !
La mère de Thomas ne disait rien. Elle s’est simplement assise en tailleur à côté de son fils et l’a enveloppé de ses bras. Il y avait un silence lourd tandis qu’elle séchait ses larmes avec ses mains.
- Tu as grandi, la mère de Thomas a dit. Je suis très fière de toi.
- Pourquoi t’es là ? Je pensais…
- Mon fils, je serai toujours là. Je t’aimerai toujours. Mais on n’a pas beaucoup de temps. Tu dois vite faire un choix.
- Un choix ?
- Oui. La mère de Thomas a hoché la tête. Thomas, je sais que tu as beaucoup souffert, mais ton histoire ne se termine pas ici.
- Je… suis pas mort ? Thomas a répondu, incrédule.
- Viens avec moi. La mère de Thomas s’est levée brusquement et a tendu la main vers Thomas qui l’a prise.
Les deux ont marché dans le noir, le bruit de leurs pas retentissant dans le silence, jusqu’à arriver devant deux nouvelles portes. C’était un endroit bizarre : il n’y avait rien d’autre que de l’obscurité et Thomas ne voyait même pas le sol.
- Derrière la porte de gauche se trouve un monde de douleur, de tristesse, et de souffrance, a expliqué la mère de Thomas. Mais aussi de bonheur, de joie, et d’amour. Derrière la porte de droite se trouve un monde sans douleur, sans amour, sans rien.
- J’comprends pas…
- C’est à toi de décider. Je sais que tu feras le bon choix, la mère de Thomas a répondu, serrant fort son épaule. Avant que Thomas ne puisse répondre, la forme de sa mère s’était dissipée.
Thomas est resté là un long moment.
Quand Thomas s’est réveillé dans sa salle de bain, il a tout de suite vomi dans la cuvette des toilettes.
- Thomas ! Le père de Thomas l’a agrippé, en sanglots. J’ai cru que t’étais mort!
Thomas a simplement enlacé son père en pleurant.
Après des semaines de thérapie, Thomas a commencé à reprendre goût à la vie. Il s’est reconcilié avec son père, qui a commencé à rentrer à la maison plus souvent et plus tôt. Thomas a trouvé un autre emploi moins rémunéré, mais avec plus de liberté et moins de stress. Pendant son temps libre, il revenait sur le pont de Brooklyn pour observer l’endroit où il avait vu son frère pour la dernière fois. Un soir, quand il s’est senti prêt, il s’y est rendu une dernière fois, avec le cœur lourd. Il a mis la main sur la poitrine et, avec le silence de la nuit et la lumière jaune venant des bâtiments au loin, il a payé ses respects à son frère et à sa mère décédés, en se promettant de profiter de la vie pour eux.
À propos de l’auteur
Kenneth Tran est un étudiant de première année qui a l'intention de poursuivre des études en informatique. Il adore étudier les langues pendant son temps libre et en parle cinq, dont le français et le chinois. Il s'intéresse aux manières dont l’informatique peut nous aider à mieux apprendre les langues.